jeudi 17 avril 2014

Chu Teh-chun (1920-2014) : une nécrologie ignorée qui questionne sur la survivance de la "forme" peinture dans l'art contemporain.




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Paul Delaroche : l'Art gothique ou le Moyen Age

Prenez un mur de briques quelconque : en lui-même, ce n’est pas une œuvre d’art. Ajoutez-y un canard en plastique au sommet : vous en obtenez une (Réflexion d’un adversaire du Ready-made).

L’Académie des Beaux-Arts éprouvoit de plus en plus de mal à recruter des artistes et plasticiens qui pratiquoient encore ce que l’on entendoit par sculpture et peinture (Mémoires du Nouveau Cyber Saint-Simon).

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La récente disparition du peintre abstrait lyrique sino-français Chu Teh-chun s’est faite dans une discrétion médiatique à peu près générale. En particulier, Le Monde a jugé inutile de lui consacrer le moindre article nécrologique, se contentant en son carnet de la publication de l’avis de décès.
Or, Chu Teh-chun appartenait incontestablement à cette espèce en voie d’extinction (du moins, si on se réfère à ce que la caisse de résonance des medias actuels aime à nous seriner) des praticiens de la peinture, hors des modes imposées de l’art vidéo, du conceptualisme et du ready-made, formes dominantes strictement temporaires (puisque assurément destinées à passer un jour à leur tour de mode) des expressions plastiques dites « actuelles ». Pour nos a-medias branchés, Chu Teh-chun apparaissait comme un dinosaure, un néanderthalien, un okapi, un cœlacanthe, un fossile vivant sur lequel il était inutile de s’appesantir outre mesure, surtout dans les milieux officiels chébrantudiens.
Arrivé en France en 1955, il vécut longtemps dans la misère, dans l’obscurité, dans une simple HLM, avant qu’on se rendît compte de son talent certain. Lot commun des maudits, des dépassés, des démodés ! L’Académie des Beaux-Arts le tira juste un peu de cette indifférence bien que certains milieux éclairés fussent instruits de son art, de sa manière, se réclamant à la fois de Nicolas de Staël et d’une forme colorée, imaginative, de l’abstraction, qu’il avait découverte peu après son installation chez nous. Le plus déprimant dans l’affaire fut le récent déclenchement d’une spéculation effrénée sur le marché de l’art, portant sur les plasticiens chinois en général et sur l’intéressé en particulier.
La cote de Chu Teh-chun flamba…mais, diminué par son grand âge, par la maladie, il ne put jouir de cette brusque célébrité spéculative sur laquelle joue aussi l’opposant et dissident Ai Weiwei, artiste conceptuel révolté et surmédiatisé par des officines comme Arte.
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Il est bon de nos jours de résister au régime chinois archéo-communiste hyper friedmano-hayekisé (l’archaïsme s’appliquant autant au maoïsme qu’à l’ultra-libéralisme dont se réclament conjointement et contradictoirement les despotes de Cathay). Je ne critiquerai pas Ai Weiwei : ce qu’il crée, exprime, est excellent et surtout utile. Il se qualifie lui-même de performer, terme aux connotations certes sportives, mais aussi corrélé au concept fumeux de compétition mercantile généralisée dans tous les domaines de l’activité humaine (tout est « marché », tout est « concurrentiel »). Ai Weiwei participe du devoir de mémoire, de la lutte nécessaire contre tous les totalitarismes (communiste et ultra-libéral dans le cas qui nous intéresse). Ce que je redoute en fait pour ce grand artiste, c’est, d’une part, la récupération officielle et redoutable par les chantres de la chébrantude (ce qui est presque en passe de s’accomplir) et, d’autre part, lorsqu’on aura cessé d’avoir besoin de lui, de l’instrumentaliser, qu’on le jette aux orties, qu’on le voue à son tour à l’oubli, parce que, ainsi que le disait Frédéric II de Prusse, on presse l’orange puis on jette l’écorce. Je pense Ai Weiwei suffisamment intelligent et génial pour ne pas se laisser piéger. Dans le cas contraire, il n’aura été qu’un artiste à la mode, correspondant à un moment spécifique de l’Histoire de l’art, homme d’un temps, d’un instant, d’un pays, conformément au troisième niveau de lecture iconologique instauré par Erwin Panofsky.
Revenons-en à la question de la survivance de la peinture « traditionnelle » dans l’art du XXIe siècle : la mort de Chu Teh-chun survient à un moment précis où l’art contemporain se retrouve à la croisée des chemins.  Elle coïncide avec acuité avec une remise en cause du statut des formes telles que pratiquées avec constance depuis près d’un demi-siècle, avec la domination jusqu’ici sans partage dans les cercles officiels et les milieux spéculatifs de la vidéo, du conceptuel et du Ready made.
Le nœud de l’affaire, c’est Télérama qui le révèle cette semaine, en son dernier numéro paru le 16 avril 2014, à l’occasion de l’exposition confrontant les écrits réflexifs de l’immense Antonin Artaud et l’incontournable démarche picturale de Vincent. Par affection, je me refuse à dire Van Gogh. Génie et folie cohabitèrent, s’engendrèrent mutuellement chez ces deux hommes. Vincent fut le peintre de la peinture pure, détachée de toute nécessité narrative en elle-même, dépassant définitivement la question des genres, des hiérarchies, du qu’est-ce que peindre, pourquoi peindre, que peint-on ?

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Télérama vient de réaliser qu’il existait encore des peintres authentiques, œuvrant à l’ancienne, à la Vincent. Ces peintres continuent, en des formules sciemment élémentaires, répétitives, à se référer à des schèmes iconographiques pluri séculaires ou millénaires, à des formes premières déterminées depuis presque l’origine de l’art : lignes horizontales ou verticales, croix etc. Lignes directrices structurant les images, au fond… Le magazine, partant de l’exposition en cours au musée d’Orsay, axée sur le livre d’Artaud Van Gogh, le suicidé de la société, à travers la chronique d’Olivier Cena, prend pour exemple la production figurative de Ronan Barrot, peintre monothématique, dont les séries de fouilles au corps revêtent une signification proche du motif de la crucifixion. Je ne suis pas sémiologue de formation, mais il est exact que l’on peut aisément rapprocher le sujet de prédilection de Ronan Barrot de ce thème pictural présent depuis presque les commencements de l’art chrétien. Ronan Barrot fait actuellement l’objet d’une autre expo intitulée significativement Pendant la répétition, en la galerie Claude Bernard, Paris 6e. J’insiste sur le côté polysémique du titre…

Ce sont donc ces peintres, qui suivent une démarche semblable à celle des compositeurs répétitifs américains (Steve Reich, Philip Glass et surtout John Adams), qui nous extirpèrent voilà un quart de siècle des impasses bouléziennes dodécaphoniques et autres morceaux composés de manière abusive pour bandes magnétiques, support désormais techniquement frappé d’obsolescence, qui, peut-être un jour prochain, nous permettront de sortir de l’ornière de la performance conceptuelle et autres remplois et détournements abusifs d’objets Ready made qui constituent depuis des années la partie visible archi médiatique de l’iceberg de l’art contemporain. Au fond, ces artistes courageux, qui osent encore se salir par le maniement des outils du peintre et du sculpteur, qui créent à partir du néant, ex nihilo, ne font qu’appliquer les premier et deuxième niveau de lecture iconologique d’Erwin Panofsky, dans un monde saturé par l’omniprésence de l’image. D’abord, distinction des formes élémentaires, puis interprétation de ces formes en fonction d’un substrat culturel partagé collectivement permettant de définir un sujet à l’œuvre peint ou modelé en trois dimensions[1].
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On comprend mieux par ces dernières lignes une des raisons qui poussa à l’occultation médiatique de la nécrologie de Chu Teh-chun. D’une part, il se retrouvait exclu du courant dominant actuel temporaire. D’autre part, considérées comme old fashion – du fait même qu’elles aient été peintes, voire se soient impliquées dans les arts du feu, la porcelaine, via Sèvres, ravivant la tradition chinoise – les œuvres de l’intéressé étaient devenues impossibles à comprendre, à décrypter par les journaleux contemporains formés à l’appréciation de la seule immédiateté, actualité esthétique. Ils sont étrangers à toute notion d’histoire, de temps, anhistoriques…
D’où découle le fait qu’au-delà de l’exemple de Chu Teh-chun, la presque unanimité des événements culturels ayant trait aux arts plastiques antérieurs au présent (les expositions des musées en particulier), à quelques exceptions impressionnistes près, se retrouvent sous-traités, sous-exposés, ignorés par nos mass medias. Au mieux, ils donnent lieu à quelques reportages relégués sur Culturebox et dans les infos régionales de la Trois (mais qui les capte nationalement ?). En dehors des éditions Faton, du site La Tribune de l’Art, dirigé par Didier Rykner et de quelques émissions « Enquête d’art » sur la galerie France Cinq (ghettoïsée le dimanche matin), il n’y a pas grand-chose pour aborder les arts non contemporains. Les héritages culturels s’avèrent de moins en moins transmis, ou de plus en plus mal, c’est selon. La dernière raison de ce silence nécrologique est l’image négative qui s’attache de manière persistante à l’Académie des Beaux-Arts, considérée depuis les romantiques comme une institution conservatrice, retardant toujours de plusieurs courants esthétiques (elle admet des nabis lorsque ce courant a disparu depuis belle lurette, des cubistes une fois cette tendance liquidée, des abstraits lyriques ou des surréalistes avec trente ans de retard etc.). Vous verrez : elle va élire des performers conceptuels d’art-vidéo quand nous en serons revenus à privilégier la peinture et la sculpture comme formes plastiques expressives !
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Enfin, puis-je l’affirmer ? L’œuvre de Chu Teh-chun me plaît. Je n’en ai vu qu’une banque d’images répertoriée par l’ogre Google, mais elle a suffi à me faire une idée. Chu Teh-chun a osé, toute sa carrière durant, se référer encore au beau, réinterprété à sa manière. Il a eu le tort de séduire, de plaire, par sa palette flamboyante et chatoyante notamment. Il a poursuivi la tradition du beau, avivée, revivifiée par l’abstraction lyrique. Cette notion de beauté pure, dévoyée hélas par certaines idéologies passées, n’a plus cours parmi les courants esthétiques pour l’instant dominants, voire dominateurs. Je rejoins ici un Jean Clair, sans toutefois cautionner tout ce qu’il a écrit, parfois excessif.
A la prochaine fois…


[1] C’est la raison pour laquelle la perte du substrat chrétien commun, via la sécularisation des sociétés occidentales, rend les œuvres d’art religieux du passé inintelligibles à la majorité de la population. L’historien Gabriel Audisio s’est plaint par le passé de cette perte de sens.

2 commentaires:

  1. En donnant enfin la parole aujourd'hui 15 juin 2014 à la peintre, graveur et essayiste Aude de Kerros dans l'émission Square, Arte entérine enfin la fin du monopole officiel de l'art conceptuel dans les arts plastiques. Cette journée est à marquer d'une pierre blanche, comme le fut le retournement de la critique musicale en faveur de John Adams au détriment du boulézisme stérile dominateur au tournant des années 1990.

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  2. J'ai répété deux fois le mot "enfin" dans mon enthousiasme : mais cela en valait la peine comme l'a dit Danton au sujet de sa propre tête !

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