mardi 18 juin 2013

Denis Diderot et les jumelles de Rabastens.



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Je faisais face à un profond sentiment d'iniquité. (Journal d'un nauséeux jean-saul-partrien)

Nous sommes gouvernés par des homoncules. (Le Nouveau Victor Hugo)

Les mots peuvent suffire à détruire un monde mauvais. (Le Nouveau Victor Hugo).

Tu es Yago le mensonge et Oreste la folie. (Michael Xidru à Johann Van der Zelden).

Aujourd'hui, pour changer, un peu de tératologie à la sauce Siècle des Lumières...

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Dans Le Rêve de d'Alembert de Denis Diderot, nous pouvons lire ceci :



BORDEU.

Faites-vous prêter la feuille du 4 de ce mois de septembre, et vous verrez qu’à Rabastens, diocèse d’Alby, deux filles naquirent dos à dos, unies par leurs dernières vertèbres lombaires, leurs fesses et la région hypogastrique. L’on ne pouvait tenir l’une debout que l’autre n’eût la tête en bas. Couchées, elles se regardaient ; leurs cuisses étaient fléchies entre leurs troncs, et leurs jambes élevées ; sur le milieu de la ligne circulaire commune qui les attachait par leurs hypogastres on discernait leur sexe, et entre la cuisse droite de l’une qui correspondait à la cuisse gauche de sa sœur, dans une cavité il avait un petit anus par lequel s’écoulait le méconium.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

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Voilà une espèce assez bizarre.

BORDEU.

Elles prirent du lait qu’on leur donna dans une cuiller. Elles vécurent douze heures comme je vous l’ai dit, l’une tombant en défaillance lorsque l’autre en sortait, l’autre morte tandis que l’autre vivait. La première défaillance de l’une et la première vie de l’autre fut de quatre heures ; les défaillances et les retours alternatifs à la vie qui succédèrent furent moins longs ; elles expirèrent dans le même instant. On remarqua que leurs nombrils avaient aussi un mouvement alternatif de sortie et de rentrée ; il rentrait à celle qui défaillait, et sortait à celle qui revenait à la vie.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Et que dites-vous de ces alternatives de vie et de mort ?

BORDEU.

Peut-être rien qui vaille ; mais comme on voit tout à travers la lunette de son système, et que je ne veux pas faire exception à la règle, je dis que c’est le phénomène du trépané de La Peyronie doublé en deux êtres conjoints ; que les réseaux de ces deux enfants s’étaient si bien mêlés qu’ils agissaient et réagissaient l’un sur l’autre ; lorsque l’origine du réseau de l’une prévalait, il entraînait le réseau de l’autre qui défaillait à l’instant ; c’était le contraire, si c’était le réseau de celle-ci qui dominât le système commun. Dans le trépané de La Peyronie, la pression se faisait de haut en bas par le poids d’un fluide ; dans les deux jumelles de Rabastens, elle se faisait de bas en haut par la traction d’un certain nombre des fils du réseau : conjecture appuyée par la rentrée et la sortie alternative des nombrils, sortie dans celle qui revenait à la vie, rentrée dans celle qui mourait.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Et voilà deux âmes liées.

BORDEU.

Un animal avec le principe de deux sens et de deux consciences.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

N’ayant cependant dans le même moment que la jouissance d’une seule ; mais qui sait ce qui serait arrivé si cet animal-là eût vécu ?

BORDEU.

Quelle sorte de correspondance l’expérience de tous les moments de la vie, la plus forte des habitudes qu’on puisse imaginer, aurait établie entre ces deux cerveaux ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Des sens doubles, une mémoire double, une imagination double, une double application, la moitié d’un être qui observe, lit, médite, tandis que son autre moitié repose : cette moitié-ci reprenant les mêmes fonctions, quand sa compagne est lasse ; la vie doublée d’un être doublé.

BORDEU.

Cela est possible ? et la nature amenant avec le temps tout ce qui est possible, elle formera quelque étrange composé.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Que nous serions pauvres en comparaison d’un pareil être !

BORDEU.

Et pourquoi ? Il y a déjà tant d’incertitudes, de contradictions, de folies dans un entendement simple, que je ne sais plus ce que cela deviendrait avec un entendement double… Mais il est dix heures et demie, et j’entends du faubourg jusqu’ici un malade qui m’appelle.



Commentaire : 

Nous nous situons à l'époque de la théorie de l'Homme-Machine de La Mettrie, déjà abordée dans mes articles consacrés au roman Le Cousin de Fragonard, de Patrick Roegiers. Féru d'altérité et de tératologie, découverte lors de mes multiples visites au Musée de l'Homme et au Muséum d'Histoire naturelle de Paris, je n'ai pu qu'être frappé par la ressemblance du cas décrit par Diderot avec celui daté de 1830, des jumelles siamoises Rita et Cristina (illustration de tête), auxquelles Stephen Jay Gould consacra une chronique dans son recueil Le Sourire du Flamant rose (éditions du Seuil collection Point Science). De même, cette réflexion s'inscrit dans celle développée par Patrick Tort sur la perception de la monstruosité au XVIIIe siècle dans son maître ouvrage L'ordre et les monstres (éditions Syllepse 1998).

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Depuis le XVIe siècle et Ambroise Paré, on réfléchissait sur les prodiges de la nature, sur la monstruosité et ses causes. Au XVIIIe siècle, la révolution scientifique est en cours, et on se questionne au sujet des processus de la fécondation et du développement, de la constitution des êtres : l'embryologie est alors balbutiante, son essor freiné par la querelle entre les préformationnistes, partisans de la présence d'un homoncule préformé dans les gamètes (les ovistes optant pour les ovaires, l'ovule, et les spermistes pour les testicules, les spermatozoïdes), encouragés par des observations erronées, mal interprétées, après l'invention du microscope (ceci étant antérieur à la formulation de la théorie cellulaire au XIXe siècle) et les tenants de l'épigénétique, pour qui l'embryon se développe et se complexifie au fur et à mesure par ajout d'éléments, de parties, par un processus d'organogenèse. Ce furent les seconds qui l'emportèrent.
Soutenir l'épigénétique impliquait que l'on admît l'existence de dysfonctionnements dans le processus de développement de l'être. La nature pouvait commettre des erreurs : c'était sacrilège aux yeux de l'Eglise, pour laquelle Dieu ne peut pas se tromper. Désormais, la naissance des monstres ne résultait pas de la volonté divine, de la Providence, mais avait des causalités scientifiques. Comme une machine, l'organisme humain pouvait se dérégler, se détraquer, se gripper, s'altérer, y compris au cours de l'épigenèse. Pour les catholiques, les positions de La Mettrie et Diderot étaient inadmissibles, répréhensibles, leur athéisme inacceptable : ils évacuaient Dieu de leur raisonnement, de la science. 
On peut nuancer l'attitude de Diderot, moins radicale que celle de La Mettrie, qui dut trouver refuge en Prusse, bien que l'auteur de la Lettre sur les Aveugles eût eu maille à partir avec la justice et la censure royale. Faut-il rappeler que, comme la plupart de ses oeuvres, Le Rêve de d'Alembert ne parut pas de son vivant ?
Le dialogue entre le docteur Bordeu et Julie de Lespinasse, orienté un court temps en direction des Dioscures, de la gémellité, s'oriente avec le cas des jumelles de Rabastens vers une réflexion au sujet du fonctionnement d'un organisme double, siamois, alternant vie et mort, un questionnement sur la physiologie de ces nouvelles nées qui point ne vécurent. Il y a dualité des organes, des cerveaux, des pensées, des actions, en deux êtres fusionnés mais non viables. 
En 1829, un cas encore plus intéressant survint avec deux siamoises italiennes incomplètes car ne possédant qu'une seule paire de jambes : Rita-Cristina. Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos ont consacré un article à ce sujet dans Le Point.fr. Je vous invite à le lire. Stephen Jay Gould les avait précédés dans Le Sourire du Flamant rose. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire et Serres publièrent en 1830 un mémoire sur l'organisation de Rita-Cristina, qui vécurent plus longtemps que les jumelles de Rabastens, puisque décédées à l'âge de huit mois. 
Stephen Jay Gould en vient à poser la question de l'identité, unique ou plurielle, unique en bas, double en la partie supérieure de l'organisme. Il imagine un schéma conceptuel inverse, un monstre double en la partie inférieure (deux paires de jambes, à tête unique en haut  : ces spécimens tératologiques existent, notamment au musée Dupuytren). Il s'est intéressé au squelette des deux infortunées, conservé au Muséum d'Histoire naturelle de Paris (galerie d'anatomie comparée) où je pus moi-même les voir en compagnie de cyclopes et d'anencéphales. Pour l'Eglise, elles étaient incontestablement deux : deux têtes, donc deux cerveaux, deux ouailles, qui furent baptisées... Les jambes n'étaient pas la partie noble du corps. Cela impliquait qu'il s'agissait de deux êtres distincts reliés par le bas, non pas d'une créature bicéphale. Les erreurs du développement gémellaire mal séparé n'avaient pas encore été découvertes, les premiers siamois officiels ayant été Eng et Chang. Les jumelles de Rabastens étaient soudées par le bassin, la région hypogastrique et les fesses. Elles semblent s'apparenter aux siamois ischiopages, soudés par le pelvis.
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 Il appartint à Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, le fils d'Etienne, de préciser la classification des siamois et monstres doubles. Il est intéressant de savoir que ses soeurs cadettes étaient jumelles. A l'heure actuelle, les soeurs américaines Abigail et Brittany Hensel, nées en 1990, sont les siamoises les plus célèbres. 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/30/ChangandEng.jpg/220px-ChangandEng.jpg

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